Vers un transport maritime plus vert : l’évolution des normes internationales pour les émissions maritimes

Le transport maritime, artère vitale du commerce mondial, représente plus de 80% des échanges internationaux en volume. Cette industrie génère toutefois une empreinte environnementale considérable avec près de 3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Face à l’urgence climatique, la communauté internationale a progressivement mis en place un cadre réglementaire visant à limiter la pollution générée par les navires. Des conventions historiques comme MARPOL aux récentes stratégies de décarbonation adoptées par l’Organisation Maritime Internationale (OMI), l’encadrement des émissions maritimes connaît une transformation profonde. Cet encadrement juridique, en constante évolution, façonne aujourd’hui les pratiques du secteur maritime mondial et préfigure l’avenir d’une industrie confrontée à des défis environnementaux sans précédent.

Cadre juridique international des émissions maritimes : fondements et évolution

Le régime juridique encadrant les émissions du secteur maritime s’est construit progressivement depuis les années 1970, sous l’égide de l’Organisation Maritime Internationale (OMI), institution spécialisée des Nations Unies. La pierre angulaire de ce dispositif réglementaire demeure la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL), adoptée en 1973 et modifiée par le Protocole de 1978.

L’Annexe VI de MARPOL, entrée en vigueur en 2005, constitue le principal instrument juridique dédié spécifiquement à la prévention de la pollution atmosphérique des navires. Cette annexe établit des limites aux émissions d’oxydes de soufre (SOx) et d’oxydes d’azote (NOx) provenant des échappements des navires et interdit les émissions délibérées de substances appauvrissant la couche d’ozone.

Les révisions successives de l’Annexe VI témoignent d’un renforcement continu des exigences environnementales. En 2008, l’OMI a adopté des amendements majeurs prévoyant une réduction progressive de la teneur en soufre des combustibles marins. La limite mondiale est ainsi passée de 4,5% à 3,5% en 2012, puis à 0,5% depuis le 1er janvier 2020 – une réduction drastique connue sous le nom de « IMO 2020 ».

Parallèlement, des zones de contrôle des émissions (ECA – Emission Control Areas) ont été instaurées dans certaines régions particulièrement sensibles, comme la mer Baltique, la mer du Nord, l’Amérique du Nord et la mer des Caraïbes américaine. Dans ces zones, les navires doivent respecter des normes encore plus strictes, avec une teneur en soufre limitée à 0,1% depuis 2015.

Concernant les émissions de gaz à effet de serre (GES), l’OMI a franchi une étape déterminante en 2018 avec l’adoption de sa « Stratégie initiale de réduction des émissions de GES ». Cette stratégie fixe des objectifs ambitieux : réduire l’intensité carbone du transport maritime international d’au moins 40% d’ici 2030 et de 70% d’ici 2050 (par rapport à 2008), tout en visant une réduction des émissions totales annuelles de GES d’au moins 50% d’ici 2050.

En juin 2021, l’OMI a renforcé ce cadre avec l’adoption de mesures techniques et opérationnelles contraignantes : l’indice d’efficacité énergétique des navires existants (EEXI) et l’indicateur d’intensité carbone (CII). Ces instruments, entrés en vigueur en 2023, imposent aux armateurs d’améliorer l’efficacité énergétique de leurs flottes et de réduire progressivement leur intensité carbone.

Instruments juridiques complémentaires

Au-delà du cadre de l’OMI, d’autres instruments juridiques internationaux influencent la régulation des émissions maritimes :

  • La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et l’Accord de Paris, qui bien que ne ciblant pas spécifiquement le transport maritime, établissent des objectifs globaux de réduction des émissions
  • La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), qui pose le principe général de protection du milieu marin
  • Les réglementations régionales, comme le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE-UE), progressivement étendu au secteur maritime

Cette architecture juridique complexe reflète les tensions entre la dimension mondiale du transport maritime et les aspirations de certaines régions à accélérer sa transition environnementale. Elle illustre la recherche d’un équilibre entre uniformité des règles internationales et renforcement des exigences dans les zones particulièrement vulnérables.

Réglementation des émissions de soufre : le cap IMO 2020

La limitation drastique de la teneur en soufre des combustibles marins, connue sous le nom de « IMO 2020 », représente l’un des tournants majeurs dans la régulation environnementale du transport maritime. Cette mesure, entrée en vigueur le 1er janvier 2020, a réduit de 85% le plafond mondial de teneur en soufre des carburants marins, passant de 3,5% à 0,5% masse/masse (m/m).

L’objectif principal de cette réglementation vise à diminuer les émissions d’oxydes de soufre (SOx), polluants atmosphériques particulièrement nocifs pour la santé humaine et l’environnement. Ces composés contribuent à l’acidification des océans et des sols, provoquent des pluies acides et sont associés à diverses pathologies respiratoires. Selon les estimations de l’OMI, cette mesure permettrait d’éviter plus de 570 000 décès prématurés entre 2020 et 2025.

Pour se conformer à cette exigence, les armateurs disposent de trois options principales :

  • Utiliser des combustibles à faible teneur en soufre (VLSFO – Very Low Sulphur Fuel Oil) ou des distillats marins comme le gazole marin (MGO – Marine Gas Oil)
  • Installer des systèmes d’épuration des gaz d’échappement, communément appelés « scrubbers », permettant de continuer à utiliser des combustibles à haute teneur en soufre (HSFO) tout en réduisant les émissions
  • Adopter des carburants alternatifs comme le gaz naturel liquéfié (GNL), le méthanol ou les biocarburants

La mise en œuvre d’IMO 2020 a entraîné des bouleversements significatifs dans l’industrie maritime et le secteur du raffinage. Le différentiel de prix entre les carburants conformes et non conformes a atteint des sommets début 2020, avant de se réduire progressivement. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), cette transition représente l’un des plus grands chocs pétroliers de l’histoire récente, avec un impact sur environ 4 millions de barils par jour de combustible de soute.

Défis de mise en conformité et contrôle d’application

L’application effective de cette réglementation soulève des défis considérables. L’OMI a adopté une approche stricte interdisant même le transport de combustibles non conformes à bord des navires (sauf ceux équipés de scrubbers). Cette mesure, entrée en vigueur en mars 2020, facilite le contrôle par les États du port lors des inspections.

Plusieurs méthodes de contrôle sont déployées pour vérifier la conformité :

L’échantillonnage direct du combustible lors des inspections portuaires demeure la méthode traditionnelle. Toutefois, des technologies innovantes émergent, comme les drones renifleurs capables de mesurer les émissions des navires en mer, les capteurs fixes installés sur les ponts ou dans les ports, et la surveillance par satellite.

Les sanctions en cas de non-conformité varient considérablement selon les juridictions, allant de simples amendes administratives à des poursuites pénales dans les cas les plus graves. Aux États-Unis, les violations peuvent entraîner des amendes allant jusqu’à 25 000 dollars par jour, tandis que l’Union européenne a mis en place un système de pénalités dissuasives.

Malgré les craintes initiales de pénurie de carburants conformes ou de non-respect généralisé, le bilan après trois ans d’application s’avère globalement positif. Selon les données du Comité de protection du milieu marin (MEPC) de l’OMI, le taux de conformité mondial dépasse 95%, témoignant d’une adaptation réussie du secteur maritime à cette contrainte environnementale majeure.

Cette transition vers des combustibles à faible teneur en soufre constitue une première étape dans la transformation environnementale du transport maritime. Elle démontre la capacité du secteur à s’adapter à des exigences réglementaires contraignantes et préfigure les défis plus complexes liés à la décarbonation.

Zones de contrôle des émissions (ECA) : laboratoires d’une réglementation renforcée

Les Zones de contrôle des émissions (Emission Control Areas – ECA) représentent des espaces maritimes où s’appliquent des normes environnementales particulièrement strictes. Établies en vertu de l’Annexe VI de la Convention MARPOL, ces zones constituent de véritables laboratoires réglementaires, où sont expérimentées des mesures susceptibles d’être ultérieurement généralisées à l’échelle mondiale.

Actuellement, quatre ECA sont officiellement reconnues par l’Organisation Maritime Internationale :

  • La zone de la mer Baltique (SOx, adoptée en 1997, entrée en vigueur en 2005, puis NOx depuis 2021)
  • La zone de la mer du Nord (SOx depuis 2007, NOx depuis 2021)
  • La zone nord-américaine, couvrant les côtes des États-Unis et du Canada (SOx, NOx et particules fines depuis 2012)
  • La zone des Caraïbes américaines, englobant Porto Rico et les Îles Vierges américaines (SOx, NOx et particules fines depuis 2014)

Dans ces zones, les exigences relatives aux émissions sont considérablement renforcées par rapport aux standards globaux. Concernant le soufre, la teneur maximale autorisée dans les combustibles marins est fixée à 0,1% m/m depuis 2015, soit cinq fois plus stricte que la limite mondiale actuelle (0,5% depuis IMO 2020).

Pour les oxydes d’azote (NOx), les ECA appliquent les normes dites « Tier III » aux navires construits après 2016 (pour la zone nord-américaine) ou 2021 (pour les mers Baltique et du Nord). Ces normes imposent une réduction d’environ 80% des émissions de NOx par rapport aux normes « Tier II » applicables globalement.

Expansion géographique des ECA

Le réseau des ECA connaît une expansion progressive. Plusieurs zones supplémentaires sont en cours d’évaluation ou d’implémentation :

La Méditerranée devrait devenir une zone de contrôle des émissions de soufre (SECA) à partir de mai 2025, suite à une décision adoptée par l’OMI en décembre 2022. Cette extension représente un développement majeur compte tenu de l’intensité du trafic maritime dans cette mer semi-fermée et de sa vulnérabilité écologique.

D’autres régions envisagent l’établissement d’ECA, notamment les côtes de Chine, où des zones de contrôle domestiques existent déjà, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et certaines côtes d’Amérique latine.

Cette multiplication des ECA soulève des questions de coordination internationale et de fragmentation réglementaire. Les différences entre les exigences régionales compliquent la gestion opérationnelle pour les navires effectuant des trajets internationaux. Pour les armateurs, cela implique une planification minutieuse des soutes et parfois des investissements technologiques spécifiques.

Impact environnemental et économique

Les études d’impact menées dans les ECA existantes démontrent des bénéfices environnementaux significatifs. Selon l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA), l’ECA nord-américaine permettrait d’éviter jusqu’à 14 000 décès prématurés annuellement d’ici 2030 et réduirait considérablement l’incidence des maladies respiratoires dans les zones côtières.

Sur le plan économique, l’instauration des ECA entraîne des coûts supplémentaires pour les opérateurs maritimes, principalement liés à l’utilisation de carburants plus raffinés ou à l’installation de technologies de réduction des émissions. Ces surcoûts sont généralement répercutés sur les chargeurs via des « surcharges ECA » appliquées par les compagnies maritimes.

Néanmoins, ces zones stimulent l’innovation technologique et créent des marchés pour les équipements de contrôle des émissions et les carburants alternatifs. L’expérience acquise dans les ECA a favorisé le développement de solutions qui facilitent aujourd’hui la conformité aux exigences mondiales comme IMO 2020.

Les ECA illustrent l’approche progressive adoptée dans la régulation environnementale maritime : tester des mesures ambitieuses dans des zones délimitées avant d’envisager leur généralisation. Cette stratégie permet d’évaluer l’efficacité des mesures, d’adapter les technologies et de préparer l’industrie à des transitions plus larges.

Vers la décarbonation : stratégies et mécanismes de réduction des gaz à effet de serre

La réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) constitue désormais le défi central de la réglementation environnementale maritime. Alors que le transport maritime génère environ 3% des émissions mondiales de CO2, sa contribution pourrait augmenter significativement d’ici 2050 en l’absence de mesures correctives, compte tenu de la croissance anticipée du commerce international.

Face à cette problématique, l’Organisation Maritime Internationale a adopté en 2018 sa « Stratégie initiale concernant la réduction des émissions de GES provenant des navires ». Cette feuille de route fixe trois niveaux d’ambition :

  • Réduire l’intensité carbone des navires via l’amélioration de l’indice de conception d’efficacité énergétique (EEDI) d’au moins 40% d’ici 2030, et de 70% d’ici 2050, par rapport à 2008
  • Réduire l’intensité carbone du transport maritime international d’au moins 40% d’ici 2030, et de 70% d’ici 2050, par rapport à 2008
  • Atteindre un pic d’émissions de GES du transport maritime international au plus tôt et réduire les émissions totales annuelles d’au moins 50% d’ici 2050 par rapport à 2008

En juin 2023, l’OMI a renforcé ces objectifs en adoptant sa Stratégie révisée, visant désormais la neutralité carbone « aux alentours de 2050 » et fixant des objectifs intermédiaires plus ambitieux.

Pour concrétiser ces ambitions, plusieurs instruments réglementaires ont été mis en place :

L’Indice de conception d’efficacité énergétique (EEDI), introduit en 2011, impose des standards de performance énergétique aux nouveaux navires. Les exigences se renforcent progressivement par phases, contraignant les constructeurs à améliorer continuellement l’efficacité des conceptions.

L’Indice d’efficacité énergétique des navires existants (EEXI), adopté en 2021 et entré en vigueur en 2023, étend cette logique à la flotte existante. Les armateurs doivent désormais certifier que leurs navires respectent un niveau minimal d’efficacité énergétique, ce qui implique souvent des modifications techniques ou des limitations de puissance.

L’Indicateur d’intensité carbone (CII), également en vigueur depuis 2023, introduit une dimension opérationnelle à la régulation. Chaque navire de plus de 5 000 tonneaux reçoit une notation annuelle (de A à E) reflétant son efficacité carbone opérationnelle. Les navires classés D ou E pendant trois années consécutives doivent mettre en œuvre un plan d’actions correctives.

Mécanismes économiques et marché du carbone

Au-delà des mesures techniques et opérationnelles, la transition vers un transport maritime décarboné nécessite des mécanismes économiques incitant les acteurs à réduire leurs émissions.

L’OMI étudie actuellement plusieurs instruments basés sur le marché :

Une taxe carbone mondiale sur les combustibles marins constituerait un signal-prix encourageant l’efficacité énergétique et rendant les carburants alternatifs plus compétitifs. Plusieurs propositions ont été soumises au Comité de protection du milieu marin (MEPC), avec des montants variant de 50 à 300 dollars par tonne de CO2.

Un système d’échange de quotas d’émission spécifique au transport maritime international permettrait de plafonner les émissions du secteur tout en offrant de la flexibilité aux opérateurs. Ce mécanisme s’inspirerait des systèmes existants comme le SEQE-UE.

Un Fonds international de recherche et développement maritime, financé par une contribution obligatoire sur les soutes, viserait à accélérer le développement de technologies à faible émission de carbone.

Parallèlement, des initiatives régionales émergent. L’Union européenne a décidé d’intégrer le transport maritime dans son Système d’échange de quotas d’émission (SEQE-UE) à partir de 2024, avec une phase d’introduction progressive jusqu’en 2026. Cette mesure couvrira les émissions des voyages intra-européens et 50% des émissions des voyages internationaux au départ ou à destination des ports européens.

Cette multiplication des initiatives régionales suscite des inquiétudes quant au risque de fragmentation réglementaire. L’OMI plaide pour une approche mondiale harmonisée, tandis que certaines régions comme l’UE estiment que des actions plus rapides sont nécessaires face à l’urgence climatique.

La transition vers un transport maritime décarboné représente un défi technologique et économique sans précédent. Elle nécessite non seulement des innovations majeures dans les systèmes de propulsion et les carburants alternatifs, mais aussi des mécanismes financiers soutenant ces transformations. L’harmonisation des approches régionales et internationales constituera un facteur déterminant du succès de cette transition.

Le futur de la navigation verte : innovations technologiques et défis de mise en œuvre

La transformation environnementale du transport maritime repose fondamentalement sur l’innovation technologique. Face aux exigences réglementaires croissantes, l’industrie maritime explore activement des solutions permettant de réduire drastiquement son empreinte écologique.

Les carburants alternatifs constituent la pierre angulaire de cette transition. Plusieurs options émergent comme candidats potentiels pour remplacer les combustibles fossiles traditionnels :

  • Le Gaz Naturel Liquéfié (GNL), déjà utilisé sur plus de 300 navires en service, offre une réduction immédiate des émissions de SOx (près de 100%), de NOx (environ 80%) et de particules fines. Son bilan carbone reste toutefois controversé en raison des fuites potentielles de méthane.
  • L’hydrogène et l’ammoniac, considérés comme des solutions « zéro carbone » lorsqu’ils sont produits à partir d’énergies renouvelables, suscitent un intérêt croissant. Maersk et CMA CGM ont commandé des navires propulsés à l’ammoniac vert, tandis que des projets pilotes d’utilisation d’hydrogène se multiplient.
  • Les biocarburants et carburants de synthèse (e-fuels) présentent l’avantage de pouvoir utiliser les infrastructures existantes. Des tests à grande échelle sont menés par plusieurs compagnies maritimes.
  • Le méthanol gagne en popularité, avec des commandes significatives de navires utilisant ce carburant, notamment par Maersk qui a mis en service le premier porte-conteneurs au monde propulsé au méthanol vert.

Au-delà des carburants alternatifs, d’autres innovations technologiques contribuent à réduire l’empreinte environnementale des navires :

L’électrification progresse, particulièrement pour les navires effectuant des trajets courts et réguliers. Les ferries électriques norvégiens démontrent la viabilité de cette solution pour certains segments. L’hybridation (diesel-électrique) se développe également sur divers types de navires.

Les technologies d’assistance par le vent connaissent une renaissance sous forme moderne : rotors Flettner, voiles rigides, ailes de kite ou encore panneaux solaires complètent la propulsion principale et réduisent la consommation de carburant de 5 à 30% selon les configurations.

Les systèmes de capture du carbone embarqués font l’objet de recherches intensives. Des projets pilotes menés par NYK Line ou Mitsubishi visent à démontrer la faisabilité de cette technologie en contexte maritime.

Défis de mise en œuvre et perspective globale

Malgré ces avancées prometteuses, la transition vers une flotte mondiale à faibles émissions se heurte à plusieurs obstacles majeurs :

Le défi financier reste considérable. La construction d’un navire propulsé à l’ammoniac ou à l’hydrogène peut coûter jusqu’à 50-80% plus cher qu’un navire conventionnel. L’International Chamber of Shipping estime que la décarbonation du transport maritime nécessitera des investissements de 1 500 à 1 900 milliards de dollars d’ici 2050.

Les infrastructures constituent un autre goulet d’étranglement. La disponibilité mondiale des carburants alternatifs demeure limitée, créant un dilemme classique de l’œuf et de la poule : les armateurs hésitent à investir dans des navires utilisant ces carburants tant que l’approvisionnement n’est pas garanti, tandis que les fournisseurs d’énergie attendent une demande suffisante pour développer les infrastructures.

Les défis technologiques persistent. La densité énergétique inférieure de nombreux carburants alternatifs implique des espaces de stockage plus importants, réduisant la capacité commerciale des navires. Les questions de sécurité liées au stockage et à la manipulation de l’hydrogène ou de l’ammoniac nécessitent également des solutions robustes.

Face à ces défis, une approche collaborative entre régulateurs, industrie maritime, secteur énergétique et institutions financières s’avère indispensable. Plusieurs initiatives illustrent cette dynamique :

La Getting to Zero Coalition, regroupant plus de 150 entreprises du secteur maritime, énergétique et financier, vise à développer et déployer des navires commerciaux zéro émission d’ici 2030.

Le Poseidon Principles, cadre pour l’intégration des considérations climatiques dans les décisions de financement maritime, rassemble désormais des institutions financières représentant plus de 50% du financement mondial du transport maritime.

La Maritime and Port Authority de Singapour, premier port de soutage mondial, a lancé une initiative de 300 millions de dollars pour créer un centre d’excellence pour la décarbonation maritime.

Cette dynamique collaborative, conjuguée à un cadre réglementaire de plus en plus exigeant, laisse entrevoir une transformation profonde du transport maritime dans les prochaines décennies. Si les défis demeurent considérables, l’accélération des innovations et la mobilisation croissante des acteurs du secteur suggèrent que la navigation verte n’est plus une vision lointaine mais une transition concrète en cours de réalisation.

L’horizon réglementaire : tendances émergentes et perspectives d’harmonisation

L’avenir du cadre normatif international des émissions maritimes se dessine à travers plusieurs tendances réglementaires émergentes. Ces évolutions préfigurent un paysage juridique en mutation, marqué par une tension persistante entre aspirations environnementales et réalités économiques du secteur.

Le renforcement continu des objectifs de décarbonation constitue la tendance la plus marquante. Lors de la 80ème session du Comité de protection du milieu marin (MEPC) en juillet 2023, l’Organisation Maritime Internationale a adopté sa Stratégie révisée sur les GES. Cette nouvelle version établit l’objectif de « zéro émission nette de GES du transport maritime international aux alentours de 2050 », remplaçant l’objectif précédent de réduction de 50%. Elle fixe également des jalons intermédiaires plus ambitieux : réduction de l’intensité des émissions de GES d’au moins 40% d’ici 2030 et de 70% d’ici 2040, par rapport à 2008.

Cette révision à la hausse des ambitions climatiques s’accompagne d’une accélération du calendrier réglementaire. L’OMI s’est engagée à finaliser d’ici 2025 un paquet de mesures à moyen terme comprenant des instruments techniques et économiques. Parmi les propositions en discussion figurent :

  • Un standard de carburant maritime à faible intensité de GES (GFS – GHG Fuel Standard), imposant une réduction progressive de l’intensité carbone des carburants utilisés
  • Une contribution GES sur les combustibles marins, fonctionnant comme une taxe carbone
  • Un programme de récompense-contribution (feebate) favorisant les navires les plus performants

Parallèlement, on observe une régionalisation croissante de la réglementation environnementale maritime. L’Union européenne a adopté un ensemble de mesures dans le cadre de son paquet « Fit for 55 » qui aura un impact majeur sur le transport maritime :

L’inclusion du transport maritime dans le Système d’échange de quotas d’émission européen (SEQE-UE) à partir de 2024, avec une phase transitoire jusqu’en 2026.

Le Règlement FuelEU Maritime, qui imposera une réduction progressive de l’intensité en gaz à effet de serre des carburants utilisés par les navires, avec des objectifs plus ambitieux que ceux actuellement envisagés par l’OMI.

La Directive sur les infrastructures pour carburants alternatifs (AFIR), qui obligera les grands ports européens à fournir de l’électricité à quai et à développer des infrastructures pour les carburants alternatifs.

Cette multiplication des initiatives régionales, observée également en Chine, aux États-Unis et en Corée du Sud, soulève des préoccupations quant à la fragmentation du cadre réglementaire international. Pour les opérateurs maritimes, naviguer dans cet environnement réglementaire complexe représente un défi opérationnel et de conformité considérable.

Vers une harmonisation réglementaire ?

Face à cette fragmentation potentielle, plusieurs mécanismes d’harmonisation émergent :

L’OMI renforce son rôle de forum mondial pour la coordination des politiques environnementales maritimes. La création du Fonds international pour la recherche et le développement maritimes (IMRB) pourrait constituer un pas vers une approche plus unifiée.

Des dialogues bilatéraux entre grandes puissances maritimes se développent. Les discussions entre l’UE et la Chine sur l’alignement de leurs approches respectives en matière de décarbonation maritime illustrent cette tendance.

Les normes techniques internationales, développées par des organisations comme l’Organisation internationale de normalisation (ISO), jouent un rôle croissant dans l’harmonisation des pratiques. Les normes ISO 8217 pour les combustibles marins ou les futures normes pour les carburants alternatifs contribuent à cette convergence.

L’industrie maritime elle-même pousse pour une plus grande harmonisation. Des organisations comme l’International Chamber of Shipping ou BIMCO plaident activement pour un cadre mondial cohérent plutôt qu’une mosaïque d’exigences régionales.

Défis juridictionnels et application effective

L’application effective des normes environnementales en haute mer continue de poser des défis juridictionnels significatifs. Le principe traditionnel de la juridiction de l’État du pavillon se heurte aux limites pratiques du contrôle exercé par certains États sur leurs flottes.

Pour renforcer l’application, plusieurs tendances se dessinent :

Le rôle des États du port se renforce, avec des inspections plus systématiques et des sanctions plus sévères. Les Mémorandums d’entente sur le contrôle par l’État du port (MoU de Paris, de Tokyo, etc.) intensifient leur coordination en matière environnementale.

Les technologies de surveillance se perfectionnent : satellites, drones, capteurs automatisés permettent une détection plus efficace des infractions, même en haute mer.

Les mécanismes de transparence se développent, avec des bases de données publiques comme THETIS-MRV en Europe ou le Système de collecte des données sur la consommation de fuel-oil (DCS) de l’OMI.

À plus long terme, l’émergence d’une gouvernance climatique globale pourrait renforcer la cohérence du cadre normatif. L’articulation entre le régime de l’OMI et celui de l’Accord de Paris reste à préciser, mais les interactions entre ces deux systèmes devraient s’intensifier.

L’horizon réglementaire du transport maritime se caractérise ainsi par une tension créatrice entre ambition environnementale et recherche de cohérence internationale. Cette dynamique, bien que complexe à naviguer pour les acteurs du secteur, constitue le moteur d’une transformation profonde vers un transport maritime plus respectueux de l’environnement.