La justice climatique intergénérationnelle : préserver l’avenir de nos descendants

La crise climatique actuelle soulève des questions fondamentales de justice entre les générations. Alors que les effets du changement climatique se manifestent déjà, les générations futures supporteront l’essentiel des conséquences des actions – ou inactions – d’aujourd’hui. Cette asymétrie temporelle pose un défi éthique majeur : comment protéger les droits des personnes qui n’existent pas encore? La justice climatique intergénérationnelle émerge comme cadre conceptuel et juridique pour répondre à cette interrogation. Elle vise à établir des mécanismes garantissant que nos décisions présentes n’hypothèquent pas les conditions de vie des générations à venir. Face à l’urgence climatique, tribunaux, législateurs et société civile développent des outils novateurs pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas encore.

Les fondements philosophiques et juridiques de la justice intergénérationnelle

La notion de justice intergénérationnelle trouve ses racines dans des traditions philosophiques anciennes. De nombreuses cultures autochtones, comme les Iroquois, intègrent depuis longtemps le principe des « sept générations », selon lequel toute décision doit tenir compte de son impact sur les sept générations à venir. Dans la philosophie occidentale, des penseurs comme Hans Jonas ont développé le « principe responsabilité », qui étend notre obligation morale aux générations futures.

Sur le plan juridique, cette préoccupation s’est traduite par l’émergence du concept d’équité intergénérationnelle. La professeure Edith Brown Weiss en a formulé les principes fondateurs dans les années 1980, identifiant trois obligations centrales : la conservation des options, la conservation de la qualité et la conservation de l’accès. Ces principes visent à garantir que chaque génération reçoit la planète dans un état au moins équivalent à celui dont disposait la génération précédente.

Le droit constitutionnel comparé offre des exemples notables de reconnaissance de ces principes. La Constitution norvégienne stipule dans son article 112 que les ressources naturelles doivent être gérées dans une perspective à long terme qui préserve ce droit pour les générations futures. De même, la Constitution japonaise reconnaît dans son préambule « le droit à vivre en paix, libre de la peur et du besoin » pour « toutes les générations à venir ».

L’émergence d’un droit à un climat stable

Plus récemment, des tribunaux dans plusieurs pays ont commencé à reconnaître l’existence d’un droit fondamental à un climat stable. L’affaire Urgenda aux Pays-Bas (2019) a marqué un tournant décisif lorsque la Cour suprême néerlandaise a confirmé que l’État avait l’obligation de protéger ses citoyens contre les changements climatiques, en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision a inspiré des litiges similaires dans plus de 30 pays.

Le concept de fiducie publique (public trust) constitue un autre fondement juridique prometteur. Selon cette doctrine, certaines ressources naturelles – comme l’air, l’eau et maintenant le climat – sont détenues en fiducie par l’État pour le bénéfice de tous les citoyens, y compris ceux qui ne sont pas encore nés. L’affaire Juliana v. United States s’appuie sur ce principe pour affirmer que le gouvernement américain a manqué à son devoir de protéger l’atmosphère pour les générations futures.

Les défis de la représentation des intérêts futurs dans la gouvernance actuelle

L’un des obstacles majeurs à la mise en œuvre de la justice climatique intergénérationnelle réside dans les limites de nos systèmes démocratiques. Les structures politiques actuelles privilégient naturellement les intérêts à court terme, créant ce que les économistes nomment le « biais du présent« . Les cycles électoraux de quatre ou cinq ans incitent les décideurs politiques à se concentrer sur des résultats immédiats plutôt que sur des politiques dont les bénéfices se manifesteront bien après la fin de leur mandat.

Cette myopie politique est renforcée par des facteurs économiques. Les modèles d’évaluation traditionnels, comme l’analyse coûts-bénéfices, appliquent des taux d’actualisation qui dévaluent systématiquement les bénéfices futurs. Ainsi, le Rapport Stern sur l’économie du changement climatique a démontré comment des taux d’actualisation différents peuvent conduire à des conclusions radicalement opposées concernant l’opportunité d’investir dans l’atténuation du changement climatique.

Face à ces défis, plusieurs innovations institutionnelles ont été proposées pour représenter les intérêts des générations futures :

  • La création d’un Défenseur des générations futures, comme en Hongrie (2008-2012) ou au Pays de Galles avec le Commissaire aux générations futures
  • L’établissement de commissions parlementaires dédiées aux enjeux de long terme, à l’image du Comité pour le Futur du parlement finlandais
  • La mise en place de mécanismes de veto permettant de bloquer des législations potentiellement préjudiciables aux intérêts des générations futures

La Nouvelle-Zélande offre un exemple inspirant avec sa loi sur le Zero Carbon Act de 2019, qui établit une Commission indépendante sur le changement climatique. Cette institution est chargée de fixer des budgets carbone quinquennaux et de conseiller le gouvernement sur les trajectoires de réduction à long terme, créant ainsi une forme d’engagement contraignant pour les futurs gouvernements.

Le défi de l’incertitude scientifique et morale

Un autre obstacle à la représentation des intérêts futurs provient de l’incertitude inhérente aux projections climatiques à long terme. Bien que la science du climat soit de plus en plus robuste, des incertitudes persistent quant aux seuils exacts de basculement (tipping points) ou à l’ampleur des impacts régionaux. Cette incertitude peut servir de prétexte à l’inaction.

Sur le plan moral, nous nous heurtons au « problème de non-identité » formulé par le philosophe Derek Parfit : comment pouvons-nous nuire à des personnes spécifiques dans le futur si nos actions d’aujourd’hui déterminent précisément quelles personnes existeront? Ce paradoxe philosophique complexifie l’établissement d’obligations morales envers des individus futurs non identifiables.

Les recours juridiques innovants pour protéger les droits des générations futures

Face aux limites des cadres législatifs traditionnels, les tribunaux sont devenus un forum privilégié pour faire avancer la justice climatique intergénérationnelle. Une vague sans précédent de litiges climatiques a émergé au cours de la dernière décennie, avec plus de 1500 affaires recensées dans le monde entier selon le Sabin Center for Climate Change Law.

L’affaire Neubauer et al. v. Allemagne illustre parfaitement cette tendance. En avril 2021, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a rendu une décision historique, jugeant que la loi climatique du pays violait les droits fondamentaux des jeunes requérants en reportant l’essentiel des efforts de réduction des émissions après 2030. La Cour a explicitement reconnu que la protection de la liberté inscrite dans la Loi fondamentale s’étend aux générations futures, et que les actions climatiques insuffisantes d’aujourd’hui compromettraient de manière disproportionnée leurs libertés demain.

Au Portugal, six jeunes ont porté leur cause devant la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres États. Cette procédure sans précédent vise à tenir l’ensemble des États membres de la Convention européenne des droits de l’homme responsables de leur inaction climatique collective, alléguant des violations du droit à la vie (article 2) et du droit au respect de la vie privée et familiale (article 8).

L’extension du concept de personnalité juridique

Une approche particulièrement novatrice consiste à accorder une personnalité juridique aux entités naturelles ou aux générations futures elles-mêmes. En Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui s’est vu reconnaître en 2017 le statut d’entité juridique avec « tous les droits, pouvoirs, devoirs et responsabilités d’une personne morale ». Des représentants sont nommés pour agir au nom du fleuve, créant ainsi un précédent pour la protection des ressources naturelles dans une perspective intergénérationnelle.

Dans le même esprit, des juristes comme Christopher Stone ont proposé la création de fiducies pour les générations futures, dotées d’une personnalité juridique et de gardiens désignés pour défendre leurs intérêts. Ces gardiens pourraient intervenir dans les processus décisionnels et intenter des actions en justice lorsque des politiques menacent les droits des générations à venir.

La doctrine de la fiducie publique connaît un renouveau significatif dans ce contexte. Aux Philippines, la Cour suprême a reconnu dès 1993 dans l’affaire Minors Oposa v. Secretary of the Department of Environment and Natural Resources que les enfants pouvaient légitimement porter plainte pour protéger leur droit à un environnement sain, ainsi que celui des générations futures, sur la base de cette doctrine.

Les instruments économiques et financiers au service de l’équité intergénérationnelle

Au-delà des approches juridiques, la justice climatique intergénérationnelle nécessite des instruments économiques et financiers adaptés. La question du taux d’actualisation est centrale dans ce débat. Traditionnellement élevés dans les analyses économiques, ces taux conduisent à sous-évaluer systématiquement les dommages futurs et à privilégier les bénéfices immédiats.

L’économiste Nicholas Stern a provoqué un changement de paradigme en proposant dans son rapport de 2006 un taux d’actualisation proche de zéro pour évaluer les politiques climatiques. Cette approche, bien que controversée, reflète mieux la valeur éthique accordée au bien-être des générations futures. Plus récemment, des modèles d’actualisation dynamique ou hyperbolique ont été développés pour mieux représenter nos intuitions morales concernant l’équité intergénérationnelle.

La tarification du carbone constitue un autre levier économique fondamental. Qu’il s’agisse de taxes carbone ou de systèmes d’échange de quotas d’émission, ces mécanismes visent à internaliser le coût climatique des activités économiques. Le concept de prix social du carbone tente précisément de quantifier les dommages futurs causés par les émissions actuelles. Aux États-Unis, l’administration Biden a révisé ce prix à la hausse, le fixant provisoirement à 51 dollars par tonne de CO₂, contre 1 à 7 dollars sous l’administration Trump.

Fonds souverains et dette climatique

Plusieurs pays ont mis en place des fonds souverains pour préserver la richesse issue de ressources non renouvelables au bénéfice des générations futures. Le Fonds pétrolier norvégien, renommé Fonds souverain norvégien, constitue l’exemple le plus abouti avec plus de 1 200 milliards de dollars d’actifs. En investissant les revenus pétroliers dans des actifs financiers diversifiés, la Norvège transforme une ressource temporaire en patrimoine permanent.

Le concept de dette climatique offre une perspective complémentaire. Il reconnaît que les pays industrialisés ont historiquement émis bien plus que leur « juste part » de gaz à effet de serre, créant une dette écologique envers les pays en développement et les générations futures. Le Fonds vert pour le climat, établi dans le cadre de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, représente une tentative de remboursement partiel de cette dette, en finançant des projets d’adaptation et d’atténuation dans les pays vulnérables.

Des innovations financières plus récentes incluent les obligations vertes et les contrats de performance environnementale. Ces instruments permettent de financer des investissements à long terme dans la transition écologique, tout en répartissant les coûts sur plusieurs générations qui en bénéficieront. En 2020, l’Allemagne a émis sa première obligation verte souveraine, levant 6,5 milliards d’euros pour des projets de transport propre, d’efficacité énergétique et de recherche sur le climat.

Vers un nouveau contrat social entre les générations

La gravité de la crise climatique nous invite à repenser fondamentalement notre rapport au temps et nos obligations envers l’avenir. Plus qu’une simple question juridique ou économique, la justice climatique intergénérationnelle appelle à l’élaboration d’un nouveau contrat social entre les générations présentes et futures.

Ce contrat social renouvelé doit s’appuyer sur une éthique de la responsabilité temporelle étendue. Comme l’a souligné le philosophe Hans Jonas, notre pouvoir technologique sans précédent nous confère une responsabilité tout aussi inédite. La capacité de modifier durablement les conditions d’habitabilité de la planète implique une obligation morale envers ceux qui subiront les conséquences de nos choix.

L’éducation joue un rôle déterminant dans cette transformation culturelle. Des programmes comme l’Éducation au développement durable (EDD) promue par l’UNESCO visent à développer chez les jeunes une conscience des enjeux intergénérationnels et une capacité à penser sur le long terme. L’intégration de la pensée systémique et de l’intelligence prospective dans les cursus scolaires prépare les citoyens à appréhender la complexité des défis climatiques.

La mobilisation de la société civile et le rôle des jeunes

Les mouvements de jeunesse pour le climat, comme Fridays for Future initié par Greta Thunberg, incarnent une prise de conscience générationnelle sans précédent. Ces mobilisations ont contribué à placer l’équité intergénérationnelle au cœur du débat public et à légitimer les revendications des jeunes générations face à l’héritage climatique qui leur est transmis.

Des initiatives comme les Assemblées citoyennes pour le climat, expérimentées en France, en Irlande ou au Royaume-Uni, offrent des espaces délibératifs où la perspective de long terme peut s’exprimer. La Convention Citoyenne pour le Climat française a ainsi explicitement intégré la préoccupation pour les générations futures dans ses travaux, proposant notamment l’inclusion de la protection de l’environnement et de la biodiversité dans la Constitution.

À l’échelle internationale, des propositions émergent pour institutionnaliser cette préoccupation intergénérationnelle. L’idée d’un Conseil des gardiens des générations futures aux Nations Unies, avancée par plusieurs ONG et penseurs comme Dominique Bourg, viserait à évaluer les politiques mondiales au regard de leurs impacts à long terme et à représenter les intérêts des générations à venir dans les négociations internationales.

Repenser notre relation au temps et à la nature

En définitive, la justice climatique intergénérationnelle nous invite à reconsidérer notre conception du temps. Les sociétés modernes, caractérisées par une accélération constante et une focalisation sur l’instantané, peinent à intégrer les temporalités longues nécessaires à la pensée climatique. Des philosophes comme Hartmut Rosa appellent à une « résonance » renouvelée avec le monde naturel, qui permettrait de sortir de l’aliénation temporelle contemporaine.

Cette reconception du temps s’accompagne d’une transformation de notre rapport à la nature. Plutôt que de la considérer comme un simple stock de ressources à exploiter, les approches de la durabilité forte reconnaissent la valeur intrinsèque des écosystèmes et notre interdépendance fondamentale avec eux. Des concepts juridiques novateurs, comme les droits de la nature reconnus dans la Constitution de l’Équateur ou les principes de Tutela Legis développés en Nouvelle-Zélande, ouvrent la voie à une protection plus robuste du patrimoine naturel commun.

La justice climatique intergénérationnelle n’est pas seulement une question de répartition équitable des fardeaux et des bénéfices entre générations. Elle implique une redéfinition profonde de notre place dans le temps et dans le monde naturel. Face à l’urgence climatique, cette transformation culturelle, juridique et institutionnelle apparaît non seulement comme un impératif moral, mais comme une condition de survie pour l’humanité et les écosystèmes dont elle dépend.