
L’économie bleue représente l’ensemble des activités économiques liées aux océans, mers, lacs et cours d’eau. Face à l’exploitation croissante des ressources marines et aux défis environnementaux, un cadre juridique robuste s’avère indispensable. La communauté internationale et les législations nationales développent progressivement des instruments pour encadrer cette économie en pleine expansion. Ce domaine juridique émergent doit concilier développement économique, protection environnementale et respect des droits sociaux. L’analyse du cadre normatif actuel révèle des avancées significatives mais aussi des lacunes persistantes qui nécessitent une attention particulière.
Fondements Juridiques Internationaux de l’Économie Bleue
Le droit international de la mer constitue le socle fondamental de l’encadrement juridique de l’économie bleue. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), adoptée en 1982 et entrée en vigueur en 1994, représente la pierre angulaire de ce cadre normatif. Ce texte, souvent qualifié de « constitution des océans », établit les zones maritimes et délimite les droits et obligations des États dans ces espaces. La CNUDM définit notamment la mer territoriale (12 milles marins), la zone économique exclusive (200 milles marins) et le plateau continental, établissant ainsi les fondements juridiques de l’exploitation économique des ressources marines.
Parallèlement à la CNUDM, d’autres instruments juridiques internationaux contribuent à l’encadrement de l’économie bleue. La Convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992 joue un rôle majeur dans la protection des écosystèmes marins et côtiers. Son protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage des avantages établit un cadre pour la bioprospection marine, secteur prometteur de l’économie bleue. De même, l’Organisation maritime internationale (OMI) a élaboré plusieurs conventions visant à réduire la pollution marine et à améliorer la sécurité maritime, comme la Convention MARPOL pour la prévention de la pollution par les navires.
Plus récemment, les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies, particulièrement l’ODD 14 consacré à la vie aquatique, ont renforcé l’engagement international en faveur d’une économie bleue durable. Ces objectifs intègrent des cibles spécifiques concernant la conservation marine, la pêche durable, la réduction de la pollution et l’accès des petits pêcheurs aux ressources et aux marchés.
La gouvernance internationale des océans s’enrichit progressivement avec les négociations en cours pour un traité sur la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (BBNJ). Ce futur instrument juridiquement contraignant vise à combler les lacunes réglementaires concernant la haute mer, espace qui représente près de 64% des océans et échappe largement aux législations nationales. Les enjeux principaux de ce traité concernent la création d’aires marines protégées, l’encadrement des études d’impact environnemental, le partage des bénéfices issus des ressources génétiques marines et le renforcement des capacités des pays en développement.
Malgré ces avancées, le cadre juridique international souffre de fragmentation et de déficit d’application effective. La multiplicité des instruments, leur ratification inégale par les États et l’absence de mécanismes contraignants de règlement des différends limitent l’efficacité de cette gouvernance mondiale des océans.
Réglementation Sectorielle des Activités Maritimes
L’encadrement juridique de l’économie bleue se caractérise par une approche sectorielle qui régit spécifiquement chaque type d’activité maritime. La pêche, secteur traditionnel de l’économie bleue, fait l’objet d’une réglementation particulièrement développée. Au niveau international, l’Accord sur les mesures du ressort de l’État du port (PSMA) constitue le premier traité contraignant visant spécifiquement à lutter contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée. À l’échelle régionale, les organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) comme la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA) établissent des quotas et des mesures de conservation des stocks halieutiques.
Le transport maritime, colonne vertébrale du commerce international, est encadré par un ensemble de conventions élaborées sous l’égide de l’OMI. La Convention SOLAS (Sauvegarde de la vie humaine en mer) fixe les standards de sécurité, tandis que la Convention du travail maritime de l’Organisation internationale du travail établit les droits des marins. Le cadre réglementaire évolue pour répondre aux enjeux environnementaux : l’annexe VI de la Convention MARPOL impose désormais des limites strictes aux émissions de soufre des navires, avec l’entrée en vigueur en 2020 d’un plafond mondial de 0,5%.
L’exploitation des hydrocarbures offshore constitue un secteur sensible nécessitant un encadrement rigoureux. Suite à des catastrophes comme celle de Deepwater Horizon en 2010, la réglementation s’est considérablement renforcée. La directive européenne sur la sécurité des opérations pétrolières et gazières en mer (2013/30/UE) impose aux opérateurs l’élaboration de plans d’urgence et la démonstration de leur capacité financière à faire face à d’éventuels accidents. Aux États-Unis, le Bureau of Safety and Environmental Enforcement a durci les exigences en matière de prévention des éruptions et de conception des puits.
Émergence de cadres pour les nouvelles activités maritimes
Les énergies marines renouvelables (éolien offshore, hydrolien, énergie houlomotrice) connaissent un développement rapide qui s’accompagne de l’élaboration progressive d’un cadre juridique adapté. En France, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a simplifié les procédures d’autorisation pour ces installations, tandis que le Document stratégique de façade planifie leur déploiement en tenant compte des autres usages de la mer.
L’aquaculture, secteur en pleine expansion face à la stagnation des captures de pêche sauvage, fait l’objet d’une attention croissante des législateurs. L’Union européenne a adopté en 2014 des lignes directrices stratégiques pour le développement durable de l’aquaculture visant à simplifier les procédures administratives tout en garantissant la durabilité environnementale des exploitations.
La biotechnologie marine soulève des questions juridiques complexes concernant la propriété intellectuelle et le partage des bénéfices. Le Protocole de Nagoya précité établit des principes généraux, mais leur application aux ressources génétiques marines reste controversée, notamment pour celles prélevées en haute mer.
- Défis de coordination entre réglementations sectorielles
- Nécessité d’une approche intégrée pour éviter les conflits d’usage
- Adaptation des cadres juridiques aux innovations technologiques
Cette approche sectorielle, si elle permet une adaptation fine aux spécificités de chaque activité, présente l’inconvénient de fragmenter l’encadrement juridique de l’économie bleue. Le défi majeur consiste à assurer la cohérence entre ces différentes réglementations et à adopter une vision holistique des écosystèmes marins.
Intégration des Préoccupations Environnementales dans le Droit Maritime
La protection de l’environnement marin constitue aujourd’hui une dimension fondamentale de l’encadrement juridique de l’économie bleue. Cette évolution reflète la prise de conscience progressive de la fragilité des écosystèmes marins et de leur importance pour l’équilibre de la planète. Le principe de précaution, consacré par la Déclaration de Rio de 1992, imprègne désormais de nombreux instruments juridiques relatifs aux activités maritimes. Ce principe exige que l’absence de certitude scientifique absolue ne serve pas de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures visant à prévenir la dégradation de l’environnement.
La création d’aires marines protégées (AMP) représente l’un des outils juridiques privilégiés pour la conservation des écosystèmes marins. Le Protocole relatif aux zones spécialement protégées et à la diversité biologique en Méditerranée (Protocole ASP/DB) ou la Convention pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est (OSPAR) permettent la désignation de zones bénéficiant d’un régime de protection renforcé. L’objectif international de protéger 30% des océans d’ici 2030 (objectif « 30×30 ») stimule l’extension du réseau d’AMP, bien que leur efficacité dépende grandement de l’existence de plans de gestion adaptés et de moyens de contrôle suffisants.
La lutte contre les pollutions marines fait l’objet d’une attention croissante du législateur. Outre la Convention MARPOL déjà évoquée, la Convention de Londres de 1972 et son protocole de 1996 encadrent strictement l’immersion de déchets en mer. Plus récemment, la problématique des déchets plastiques a suscité de nouvelles initiatives réglementaires. La directive européenne 2019/904 relative à la réduction de l’incidence de certains produits en plastique sur l’environnement interdit notamment plusieurs produits plastiques à usage unique fréquemment retrouvés sur les plages européennes.
L’émergence du principe de planification spatiale maritime
Face à la multiplication des usages de l’espace marin et aux risques de conflits, la planification spatiale maritime (PSM) s’impose comme un instrument juridique innovant. La directive européenne 2014/89/UE établissant un cadre pour la PSM oblige les États membres à élaborer des plans d’aménagement de leurs espaces maritimes. Cette approche permet d’intégrer les préoccupations environnementales dès la phase de planification des activités économiques en mer.
L’évaluation environnementale constitue un autre outil juridique fondamental pour l’intégration des considérations écologiques. La Convention d’Espoo sur l’évaluation de l’impact sur l’environnement dans un contexte transfrontière impose la réalisation d’études d’impact pour les projets susceptibles d’avoir des effets néfastes importants sur l’environnement d’autres pays. À l’échelle de l’Union européenne, la directive 2011/92/UE concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement s’applique à de nombreuses activités maritimes.
Le droit de l’économie bleue intègre progressivement le concept d’approche écosystémique, qui reconnaît les interconnexions complexes au sein des écosystèmes marins et la nécessité d’une gestion holistique. Cette approche, promue par la Convention sur la diversité biologique, trouve une application concrète dans des instruments comme la directive-cadre stratégie pour le milieu marin (2008/56/CE) qui vise l’atteinte du bon état écologique des eaux marines européennes.
- Renforcement du principe pollueur-payeur dans le domaine maritime
- Développement de mécanismes de compensation écologique pour les impacts résiduels
- Reconnaissance juridique croissante de la valeur des services écosystémiques marins
Malgré ces avancées, l’intégration des préoccupations environnementales dans le droit maritime fait face à plusieurs obstacles. La difficulté de quantifier les dommages écologiques, la complexité de l’attribution des responsabilités en cas de pollution diffuse et les limites des juridictions nationales face à des phénomènes transfrontaliers constituent autant de défis pour l’effectivité de cette protection juridique.
Dimension Sociale et Droits des Communautés Côtières
L’encadrement juridique de l’économie bleue ne peut ignorer sa dimension sociale et l’impact des activités maritimes sur les communautés côtières. La reconnaissance et la protection des droits de ces populations constituent un enjeu majeur pour assurer une économie bleue inclusive et équitable. Le droit international, notamment à travers la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, reconnaît les liens particuliers que ces communautés entretiennent avec leurs territoires traditionnels, y compris les zones marines et côtières.
Les droits d’accès aux ressources marines des communautés de pêcheurs artisanaux font l’objet d’une attention croissante. Les Directives volontaires de la FAO visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale préconisent la mise en place de régimes fonciers sécurisés pour ces communautés et leur participation effective aux processus décisionnels. Certains systèmes juridiques nationaux, comme en Afrique du Sud avec le Marine Living Resources Act, reconnaissent explicitement des droits de pêche préférentiels aux communautés traditionnellement dépendantes de cette activité.
La question des savoirs traditionnels liés à la mer soulève des enjeux juridiques complexes. Le Protocole de Nagoya évoqué précédemment établit l’obligation d’obtenir le consentement préalable des communautés autochtones pour l’utilisation de leurs connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques. Toutefois, l’application de ces principes aux savoirs marins traditionnels reste souvent lacunaire, notamment concernant les pratiques de pêche, la navigation ou l’utilisation médicinale d’organismes marins.
Protection des travailleurs du secteur maritime
Les conditions de travail dans le secteur maritime font l’objet d’une réglementation spécifique. La Convention du travail maritime de l’Organisation internationale du travail, entrée en vigueur en 2013, établit des normes minimales concernant les conditions d’emploi, de logement, de soins médicaux et de protection sociale pour les marins. Cette convention, qualifiée de « quatrième pilier » du droit maritime international, représente une avancée significative pour la protection des droits sociaux dans ce secteur.
Pour le secteur de la pêche, la Convention C188 sur le travail dans la pêche fixe des standards minimaux concernant les conditions de vie et de travail à bord des navires de pêche. Face aux révélations de cas de travail forcé dans certaines filières halieutiques, des instruments juridiques comme le Protocole relatif à la Convention sur le travail forcé de l’OIT renforcent les mécanismes de prévention et de réparation.
Le développement de l’économie bleue soulève également des questions de justice environnementale. L’implantation d’infrastructures portuaires, d’installations aquacoles ou d’unités de dessalement peut générer des conflits d’usage et affecter disproportionnellement certaines communautés. Le principe 10 de la Déclaration de Rio affirme l’importance de l’accès à l’information, de la participation du public et de l’accès à la justice en matière d’environnement. Sa mise en œuvre dans le contexte maritime s’illustre par des instruments comme la Convention d’Aarhus en Europe ou l’Accord d’Escazú en Amérique latine et dans les Caraïbes.
- Reconnaissance juridique croissante du concept de justice climatique pour les États insulaires
- Développement de mécanismes de partage des bénéfices avec les communautés locales
- Émergence de droits procéduraux garantissant la participation aux décisions concernant l’espace maritime
Malgré ces avancées, la dimension sociale de l’économie bleue reste souvent le parent pauvre des politiques maritimes. L’application effective des normes sociales se heurte à des difficultés pratiques de contrôle, particulièrement dans les zones économiques exclusives et en haute mer. La montée en puissance des préoccupations liées aux droits humains dans les chaînes d’approvisionnement pourrait toutefois renforcer l’attention portée à ces questions.
Vers une Gouvernance Intégrée et Durable des Océans
L’évolution de l’encadrement juridique de l’économie bleue tend progressivement vers une approche plus intégrée et cohérente. Cette transformation répond à la reconnaissance des limites d’une gouvernance fragmentée face à des écosystèmes marins interconnectés et à des défis globaux comme le changement climatique. Les instruments juridiques récents privilégient une vision holistique qui dépasse les cloisonnements sectoriels traditionnels.
L’émergence du concept de gestion intégrée des zones côtières (GIZC) illustre cette évolution. Le Protocole GIZC à la Convention de Barcelone pour la protection de la mer Méditerranée oblige les États parties à élaborer des stratégies nationales prenant en compte simultanément les dimensions environnementale, économique et sociale du développement côtier. Cette approche reconnaît l’interdépendance entre les écosystèmes terrestres et marins et promeut une coordination renforcée entre les différentes autorités compétentes.
La régionalisation de la gouvernance maritime constitue une tendance forte de l’évolution juridique récente. Les conventions de mers régionales, comme la Convention de Nairobi pour la protection de l’environnement marin et côtier de la région de l’Afrique orientale, permettent d’adapter le cadre juridique aux spécificités écologiques et socio-économiques locales. Ces instruments favorisent une coopération renforcée entre États riverains partageant des écosystèmes marins communs.
Innovation juridique et gouvernance adaptative
Face aux incertitudes scientifiques et à l’évolution rapide des connaissances sur les écosystèmes marins, le droit de l’économie bleue intègre progressivement des mécanismes de gouvernance adaptative. Cette approche repose sur l’ajustement périodique des mesures de gestion en fonction des nouvelles données scientifiques et du retour d’expérience. La directive-cadre stratégie pour le milieu marin de l’Union européenne illustre cette démarche en prévoyant une révision tous les six ans des programmes de mesures visant à atteindre le bon état écologique.
Les mécanismes de marché occupent une place croissante dans l’encadrement de l’économie bleue. La certification des produits de la mer par des organismes comme le Marine Stewardship Council ou l’Aquaculture Stewardship Council complète les instruments réglementaires traditionnels. Le développement de marchés de droits d’émission pour le transport maritime, comme celui proposé par l’Union européenne dans son paquet « Fit for 55 », témoigne de cette hybridation entre instruments économiques et juridiques.
Le financement durable de l’économie bleue bénéficie d’un encadrement juridique en pleine évolution. Les Principes pour l’investissement responsable dans une économie bleue durable, élaborés par la Commission européenne et le Programme des Nations Unies pour l’environnement, établissent un cadre de référence pour orienter les flux financiers vers des activités maritimes durables. Le règlement européen 2020/852 sur la taxonomie des activités durables intègre des critères spécifiques pour les secteurs maritimes, facilitant l’identification des investissements contribuant à une économie bleue respectueuse de l’environnement.
- Développement de mécanismes de gouvernance multi-niveaux associant acteurs publics et privés
- Renforcement des capacités juridiques et institutionnelles des pays en développement
- Intégration croissante des considérations climatiques dans le droit maritime
Malgré ces avancées vers une gouvernance plus intégrée, des défis majeurs persistent. La coordination entre les multiples institutions compétentes en matière maritime reste complexe. Les frontières juridictionnelles traditionnelles s’adaptent difficilement aux réalités écologiques, comme l’illustre la gestion des stocks de poissons grands migrateurs. La mise en œuvre effective des normes adoptées se heurte souvent à des contraintes financières et techniques, particulièrement pour les États en développement.
L’avenir de l’encadrement juridique de l’économie bleue dépendra largement de la capacité des systèmes de gouvernance à s’adapter aux évolutions rapides des connaissances scientifiques, des technologies et des enjeux géopolitiques. Le renforcement de la coopération internationale, l’amélioration des mécanismes de suivi et de contrôle, ainsi que l’adoption d’une approche réellement intégrée constituent les principales voies de progrès pour assurer une exploitation durable des ressources marines.