
La biodiversité marine, patrimoine naturel inestimable, fait face à des menaces croissantes liées aux activités humaines. Les océans, qui couvrent plus de 70% de la surface terrestre, abritent une richesse biologique considérable mais fragile. Face à cette situation préoccupante, un cadre juridique complexe s’est développé progressivement, tant au niveau international que national. Ce corpus normatif vise à concilier exploitation des ressources et conservation des écosystèmes marins. Malgré les avancées significatives des dernières décennies, la protection juridique de la biodiversité marine reste confrontée à des obstacles majeurs : fragmentation des régimes, difficultés d’application et émergence de nouvelles problématiques comme le changement climatique ou la bioprospection.
Fondements juridiques internationaux de la protection marine
Le droit international de la mer constitue le socle sur lequel repose la protection de la biodiversité marine. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, souvent qualifiée de « constitution des océans », établit le cadre général de gouvernance des espaces marins. Elle définit différentes zones maritimes et les compétences des États dans chacune d’elles. Toutefois, ses dispositions relatives à la protection de l’environnement marin restent générales et nécessitent d’être complétées par d’autres instruments juridiques.
La Convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992 représente une avancée majeure en reconnaissant la valeur intrinsèque de la diversité biologique et la nécessité de sa conservation. Son champ d’application s’étend aux écosystèmes marins, notamment via le Programme de travail sur la diversité biologique marine et côtière adopté en 1998. La CDB a permis l’émergence du concept d’approche écosystémique, qui prône une gestion intégrée des écosystèmes marins.
D’autres accords internationaux contribuent spécifiquement à la protection des espèces marines. La Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) régule le commerce de nombreuses espèces marines, comme certains requins ou hippocampes. La Convention sur la conservation des espèces migratrices (CMS) protège les espèces marines qui franchissent régulièrement les frontières internationales, telles que les cétacés ou les tortues marines.
Au niveau régional, les conventions de mers régionales constituent des instruments juridiques adaptés aux spécificités des différents bassins maritimes. Par exemple, la Convention de Barcelone pour la Méditerranée ou la Convention OSPAR pour l’Atlantique Nord-Est établissent des cadres de coopération entre États riverains pour lutter contre la pollution et protéger les habitats marins.
L’émergence des aires marines protégées
Les aires marines protégées (AMP) représentent l’outil juridique phare pour la conservation de la biodiversité marine. Reconnues dans plusieurs conventions internationales, elles permettent de soustraire certains espaces marins aux pressions anthropiques. L’Objectif d’Aichi n°11 visait à protéger 10% des zones marines et côtières d’ici 2020, tandis que les nouveaux objectifs internationaux tendent vers une protection de 30% d’ici 2030.
La création d’AMP en haute mer constitue un défi juridique particulier. En effet, ces zones situées au-delà des juridictions nationales ne relèvent d’aucune souveraineté étatique. Les négociations pour un nouvel accord international sur la biodiversité marine dans les zones au-delà de la juridiction nationale (BBNJ) représentent une avancée prometteuse pour combler cette lacune du droit international.
- Diversité des statuts juridiques des AMP selon les législations nationales
- Enjeux de gouvernance et de surveillance des AMP
- Efficacité variable selon le niveau de protection et les moyens alloués
Régulation des activités économiques impactant le milieu marin
La pêche constitue l’une des principales pressions exercées sur la biodiversité marine. Son encadrement juridique s’est développé à plusieurs niveaux. Au plan international, l’Accord des Nations Unies sur les stocks de poissons de 1995 complète la CNUDM en établissant des principes pour la gestion durable des stocks chevauchants et grands migrateurs. Les organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) jouent un rôle crucial dans la définition des quotas et des mesures techniques de conservation.
Au niveau européen, la Politique commune de la pêche (PCP) vise théoriquement l’exploitation durable des ressources halieutiques. Elle a introduit des concepts comme le rendement maximal durable (RMD) et l’obligation de débarquement pour lutter contre les rejets. Néanmoins, son application reste problématique, avec des quotas souvent fixés au-delà des recommandations scientifiques et des contrôles insuffisants.
La lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) représente un enjeu majeur. Cette pratique, responsable d’environ 20% des captures mondiales, mine les efforts de gestion durable. L’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port de 2009 constitue le premier traité contraignant spécifiquement consacré à ce problème, en renforçant les contrôles dans les ports.
Le transport maritime, autre secteur économique d’impact, est encadré par diverses conventions adoptées sous l’égide de l’Organisation maritime internationale (OMI). La Convention MARPOL régule les rejets polluants des navires, tandis que la Convention pour la gestion des eaux de ballast vise à prévenir l’introduction d’espèces invasives. Récemment, les réglementations sur les émissions de soufre des navires ont été renforcées pour réduire la pollution atmosphérique marine.
L’exploitation des ressources minérales sous-marines constitue une menace émergente. L’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), créée par la CNUDM, est chargée d’organiser et de contrôler les activités minières dans la Zone (fonds marins au-delà des juridictions nationales). Elle élabore actuellement un code minier international, au cœur de vifs débats entre partisans de l’exploitation et défenseurs de la précaution environnementale.
Le cas particulier des hydrocarbures
L’exploitation pétrolière et gazière offshore fait l’objet d’un encadrement juridique spécifique. La Convention OPRC de 1990 organise la coopération internationale en matière de préparation et de lutte contre les pollutions par hydrocarbures. Suite à la catastrophe de Deepwater Horizon en 2010, plusieurs pays ont renforcé leurs exigences en matière de sécurité des installations. L’Union européenne a ainsi adopté la directive 2013/30/UE relative à la sécurité des opérations pétrolières et gazières en mer.
- Régimes de responsabilité et d’indemnisation en cas de pollution marine
- Obligation d’études d’impact environnemental
- Débat sur l’interdiction de nouvelles explorations dans les zones sensibles
Problématiques émergentes et adaptation du cadre juridique
Le changement climatique représente une menace majeure pour la biodiversité marine. L’acidification des océans, l’élévation du niveau de la mer et le réchauffement des eaux modifient profondément les écosystèmes. L’Accord de Paris de 2015 reconnaît l’importance des océans dans la régulation du climat, mais les mesures spécifiques à la protection des écosystèmes marins face au changement climatique restent limitées. La reconnaissance juridique du concept d’océan en bonne santé comme puits de carbone pourrait ouvrir de nouvelles perspectives.
La pollution plastique constitue un fléau croissant pour la vie marine. Malgré l’annexe V de la Convention MARPOL interdisant les rejets de plastiques en mer, la pollution continue de s’aggraver. Les négociations en cours pour un traité international contraignant sur la pollution plastique pourraient combler cette lacune. Au niveau européen, la directive sur les plastiques à usage unique de 2019 marque une avancée significative en interdisant certains produits particulièrement problématiques pour le milieu marin.
La bioprospection marine soulève des questions juridiques complexes. L’exploitation des ressources génétiques marines, notamment dans les zones au-delà des juridictions nationales, pose des problèmes de partage des avantages et d’accès. Les négociations BBNJ tentent d’établir un cadre juridique équilibré entre liberté de recherche scientifique et partage juste des bénéfices tirés de l’exploitation commerciale de ces ressources.
Les nouvelles technologies offrent des opportunités et des défis pour le droit de la protection marine. L’utilisation de satellites, de drones ou d’ADN environnemental permet d’améliorer la surveillance et la connaissance des écosystèmes marins. Toutefois, ces outils soulèvent des questions juridiques relatives à la valeur probante des données recueillies ou à la protection des données personnelles lors de la surveillance des activités de pêche.
Vers une reconnaissance des droits de la nature?
Une approche novatrice consiste à reconnaître une personnalité juridique à certains éléments naturels. En Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui s’est vu attribuer des droits similaires à ceux d’une personne morale. Cette approche pourrait s’étendre aux écosystèmes marins. Certains auteurs proposent ainsi de reconnaître une personnalité juridique à l’océan, ce qui permettrait d’agir en justice en son nom pour défendre ses intérêts.
- Développement de la justice climatique appliquée aux océans
- Reconnaissance progressive de l’écocide comme crime international
- Émergence du concept de préjudice écologique pur
Mise en œuvre et effectivité du droit de la biodiversité marine
La fragmentation du cadre juridique international constitue un obstacle majeur à l’efficacité de la protection. La multiplicité des conventions, résolutions et accords forme un paysage normatif complexe, parfois incohérent. Les chevauchements entre différents régimes juridiques peuvent créer des contradictions ou des zones grises. Par exemple, la gestion d’une espèce marine peut relever simultanément de la CITES, de la CMS et d’une ORGP, avec des approches potentiellement divergentes.
Les mécanismes de contrôle et de sanction restent insuffisants dans de nombreux cas. Le droit international de l’environnement souffre généralement d’un déficit d’effectivité lié à l’absence d’autorité supranationale capable d’imposer le respect des normes. Les procédures de non-conformité prévues par certaines conventions reposent davantage sur l’accompagnement que sur la sanction. L’exemple du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) montre toutefois qu’une juridiction spécialisée peut contribuer à l’application effective des règles.
La participation des acteurs non étatiques devient cruciale pour combler les lacunes des systèmes traditionnels. Les organisations non gouvernementales (ONG) jouent un rôle croissant dans la surveillance des activités maritimes et la dénonciation des infractions. Des initiatives comme le Global Fishing Watch utilisent les technologies satellitaires pour suivre les navires de pêche et identifier les comportements suspects. Le secteur privé s’implique également via des démarches volontaires comme les certifications MSC (Marine Stewardship Council) pour la pêche durable.
L’articulation entre droit international et droits nationaux constitue un enjeu majeur. La transposition des engagements internationaux dans les législations internes reste souvent incomplète ou tardive. Le cas de la France illustre cette problématique : malgré l’adoption de la loi pour la reconquête de la biodiversité en 2016 et la création de l’Office français de la biodiversité, les moyens alloués à la protection marine demeurent limités face à l’immensité des zones économiques exclusives françaises.
Le rôle du juge dans l’application du droit de la biodiversité marine
Les juridictions nationales et internationales contribuent à l’interprétation et à l’application du droit de la biodiversité marine. La Cour internationale de Justice s’est prononcée sur plusieurs différends impliquant des questions maritimes environnementales, comme dans l’affaire de la chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon, 2014). Au niveau national, les tribunaux adoptent parfois des positions audacieuses, comme la Haute Cour de justice de Madras en Inde qui a reconnu en 2022 la nature comme entité vivante dotée de droits.
- Développement du contentieux stratégique en matière environnementale
- Renforcement des sanctions pénales pour les atteintes graves à l’environnement marin
- Émergence de la responsabilité environnementale des entreprises
Vers une gouvernance globale et intégrée des océans
La planification spatiale maritime représente un outil prometteur pour une gestion cohérente des espaces marins. Cette approche consiste à organiser dans l’espace et dans le temps la répartition des activités humaines en mer pour atteindre des objectifs écologiques, économiques et sociaux. La directive-cadre européenne pour la planification de l’espace maritime de 2014 impose aux États membres d’élaborer des plans maritimes prenant en compte les interactions terre-mer et les impacts cumulés des activités.
L’approche fondée sur les écosystèmes gagne du terrain dans les instruments juridiques récents. Cette méthode considère l’ensemble des composantes d’un écosystème, y compris les activités humaines, et vise à maintenir les écosystèmes dans un état sain, productif et résilient. Son intégration dans les politiques de gestion des pêches ou de création d’aires marines protégées permet de dépasser les approches sectorielles traditionnelles.
Le renforcement de la coopération internationale s’avère indispensable face à des menaces transfrontalières. Le Processus régulier d’évaluation mondiale de l’état du milieu marin des Nations Unies contribue à l’amélioration des connaissances scientifiques partagées. La création récente de l’Alliance pour la haute mer, regroupant plus de 40 pays engagés à protéger 30% des océans d’ici 2030, témoigne d’une volonté politique croissante.
L’implication des communautés locales et autochtones dans la gouvernance marine constitue une évolution significative. Les savoirs traditionnels relatifs aux écosystèmes marins sont progressivement reconnus comme complémentaires aux connaissances scientifiques. Des systèmes de cogestion associant autorités publiques et communautés locales se développent, notamment dans le Pacifique avec les aires marines gérées localement (LMMA).
Financement de la protection marine
La question du financement reste centrale pour l’efficacité des mesures de protection. Les mécanismes financiers innovants se multiplient : obligations bleues, paiements pour services écosystémiques marins, ou encore fonds fiduciaires pour la conservation. Le Fonds pour l’environnement mondial (FEM) a développé un programme spécifique pour les océans, tandis que la Banque mondiale a lancé l’initiative PROBLUE pour soutenir la transition vers une économie bleue durable.
- Développement de la fiscalité écologique appliquée aux activités maritimes
- Mécanismes de compensation des impacts résiduels sur la biodiversité marine
- Mobilisation des financements privés via les investissements d’impact
Les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies, particulièrement l’ODD 14 consacré à la vie aquatique, offrent un cadre global pour l’action. Ils reconnaissent l’interdépendance entre protection de la biodiversité marine, lutte contre le changement climatique et développement humain. La Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques (2021-2030) devrait permettre de renforcer les connaissances nécessaires à une gouvernance éclairée.
L’adoption en 2023 d’un traité international sur la biodiversité marine dans les zones au-delà des juridictions nationales marque une avancée historique. Fruit de près de deux décennies de négociations, cet accord permettra notamment la création d’aires marines protégées en haute mer et établira un mécanisme de partage des avantages issus des ressources génétiques marines. Sa mise en œuvre effective représentera un test crucial pour la capacité de la communauté internationale à protéger efficacement la biodiversité marine.
La protection juridique de la biodiversité marine a considérablement progressé ces dernières décennies, passant d’approches sectorielles et fragmentées à des visions plus intégrées. Néanmoins, l’écart entre les ambitions affichées et les réalités du terrain reste préoccupant. Face à l’urgence écologique, le droit doit continuer à évoluer pour répondre aux défis complexes et interconnectés qui menacent les écosystèmes marins. L’avenir de cette branche juridique réside probablement dans une approche plus holistique, reconnaissant pleinement la valeur intrinsèque des océans et leur rôle fondamental dans l’équilibre planétaire.